Cinq questions à… Rebecca Emerson-Keeler, fondatrice d’Insaan Consulting

En France, le secteur de l’entreprenariat dans la sécurité ou le conseil stratégique est encore peu développé et les défis à relever sont d’autant plus nombreux quand on est une femme.

Heureusement, des modèles à suivre existent, et c’est le cas de Rebecca Emerson-Keeler, ancienne consultante pour les Nations unies qui a créé sa propre structure de conseil en management, cybersécurité et mixité au travail : Insaan Consulting Ltd. Elle répond à nos questions sur son parcours et nous donne quelques conseils !

Pouvez-vous nous résumer votre parcours en quelques lignes et nous expliquer ce qui vous a poussé à choisir une carrière dans les domaines de l’humanitaire, de la résolution de conflits et de la sécurité ?

Après mon diplôme en philosophie du droit et en littérature en 2005, j’ai commencé ma carrière en travaillant avec le Haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies à Londres et en Syrie, où j’avais de nombreuses missions (communication, protection des réfugiés et application du droit humanitaire). J’étais passionnée à l’idée d’entrer dans ce domaine car mon propre père avait été forcé de fuir son pays avant d’arriver au Royaume-Uni comme réfugié dans les années 1970. De plus, comme je parlais l’arabe, c’était une motivation supplémentaire pour rejoindre les Nations Unies et soutenir les Irakiens après l’effondrement du pays en 2003.

Déployée à la frontière irako-syrienne puis à Damas, j’ai travaillé avec des populations qui souffraient des conséquences des conflits en Somalie, en Afghanistan ou en Irak, puis je me suis concentrée sur les problèmes liés aux violences sexistes et sexuelles, au trafic d’êtres humains et à la prévention de la radicalisation. J’ai eu la chance de développer de nombreuses compétences dès le début de ma carrière, notamment le suivi, la gestion et l’évaluation de projets, et le travail avec les gouvernements de pays en voie de développement. J’ai très rapidement compris que les problèmes humanitaires ne pouvaient être résolus qu’en traitant directement les racines du conflit, et que des méthodes de négociation adaptées à la culture locale étaient essentielles pour gagner en accès et en influence.

Vous avez des expériences professionnelles dans le public et le privé en France et au Royaume-Uni. Qu’est-ce qui vous a motivée à quitter le secteur public pour créer Insaan Consulting Ltd., cabinet de conseil en management ? Quelles grandes différences voyez-vous dans la manière de travailler en France et Royaume-Uni ?

J’ai quitté la Syrie en 2011, juste avant le conflit, et après six ans de travail sur place pour des programmes humanitaires, sécuritaires et de développement. Quand je suis partie, je me suis rendu compte à quel point ces sujets étaient complexes et entremêlés, et je voulais mettre en pratique toutes les compétences que j’avais développées mais en restant aussi indépendante que je le pouvais dans un environnement très politisé. J’avais travaillé avec les Nations Unies, avec des ONG, et je voulais essayer de conseiller les donateurs sur ces conflits avec un point de vue d’insider : c’est pour cela que j’ai créé Insaan.

Au cours des dix dernières années, j’ai recommandé à la Ligue arabe des bonnes pratiques pour le respect des droits humains, travaillé sur des questions de gouvernance en Libye, entraîné les forces de police en Palestine, conçu des projets de lutte contre le radicalisme religieux en ligne avec des pays arabes, conseillé de nombreux acteurs et institutions sur l’agenda Femmes, Paix et Sécurité, et désormais je conduis des projets en cybersécurité et questions de genre. Insaan m’a permis de travailler avec des acteurs très diversifiés – secteur privé, ONG et institutions gouvernementales. Être capable de donner des conseils aux différents acteurs impliqués dans l’élaboration des politiques sécuritaires est fondamental pour demeurer indépendant et conserver un esprit critique. Ainsi, travailler avec les gouvernements américain, canadien, jordanien, irakien, libanais, néérlandais, français ou britannique a été aussi gratifiant que conseiller la BBC, les Nations Unies ou d’autres institutions.

Au sein d’Insaan, nous recrutons désormais des consultants dans de multiples secteurs et contextes : actuellement, nous avons plusieurs équipes en Asie du Sud-Est qui identifient des initiatives et des experts locaux avec lesquels nous travaillons sur l’inclusion des femmes et des LGBTQI, plutôt que d’imposer des consultants étrangers.

Insaan est né de mes expériences de travail au Royaume-Uni où une approche commerciale pour l’implémentation de la sécurité est monnaie courante si l’on souhaite conseiller et mettre en œuvre de nouvelles politiques. J’ai beaucoup appris de cette approche particulière de la politique de prévention des conflits ; cependant, j’ai considéré que l’externalisation de la sécurité de cette façon pouvait mener à des problèmes de durabilité et de rivalité entre les entreprises qui promettent des objectifs impossibles à atteindre. L’approche française est très différente, plus centralisée et plus alignée sur la diplomatie traditionnelle. La France comme le Royaume-Uni souffrent d’un monde du travail dirigé par les hommes et d’une incapacité à concilier l’histoire coloniale et la politique étrangère – dans ce sens, les deux pays ont des défis similaires mais distincts. J’espère qu’avec le développement d’une branche européenne d’Insaan dans l’année à venir je pourrai profiter de cette expérience et développer un modèle dirigé et appliqué par des femmes, et surtout représentatif d’un monde inclusif plutôt que divisé.

Vous accompagnez désormais des entreprises (PME) dans l’intégration de la dimension de « genre et d’inclusion » dans leur politique RSE mais aussi dans leurs considérations financières et de cyber-sécurité. Comment y parvenez-vous ? En quoi consistent vos actions auprès de ces PME ?

Cela fait dix ans qu’Insaan travaille sur les problématiques liées à l’extrémisme en ligne et au rôle des femmes dans ce secteur complexe. Ces deux dernières années, j’ai été beaucoup plus impliquée dans les politiques et programmes de cybersécurité et de lutte contre la cybercriminalité, en travaillant avec des think tanks, des gouvernements et les Nations Unies pour comprendre les dimensions genrées de ce problème. Malgré un constat commun quant à la vulnérabilité de certains groupes sur Internet, il y a une pénurie de recherches et de données pour soutenir des actions visant à créer une gouvernance du cyberespace équitable, inclusive et respectueuse des droits, et ce afin de maintenir ce cyberespace accueillant et sûr pour les femmes et les minorités LGBTQI.

La pandémie du Covid-19 a accentué la nécessité de comprendre les différentes expériences qu’ont les hommes, les femmes, les garçons, les filles, des personnes avec un handicap ou les personnes LGBTQI sur Internet. De plus en plus d’individus sont désormais dépendants du cyberespace pour l’éducation, le travail, les finances, la socialisation et d’autres besoins essentiels, mais cela les rend d’autant plus exploitables par des organisations criminelles et d’autres acteurs. De ce fait, nous devons nous assurer d’une bonne compréhension des comportements genrés pour signaler ou ne pas signaler certaines pratiques, nous assurer de ne pas blesser intentionnellement ou ne pas être vulnérable. Dans le même temps, de nombreuses personnes ne disposent pas d’accès à Internet, ce qui les empêche de participer ou de profiter des opportunités que le cyberespace propose.

En Asie du Sud-Est, nous travaillons ainsi sur deux programmes visant à résoudre ces problèmes. Nous utilisons des données genrées, qualitatives et quantitatives, que nous analysons pour comprendre les problèmes rencontrés par les femmes, les hommes et les personnes LGBTQI dans une approche intersectionnelle en fonction de leur âge, leur ethnicité, leur lieu de vie… Pour remplir cette mission et conduire ces recherches, Insaan s’appuie entièrement sur des consultantes. Nous traitons ensuite l’information et la mettons en forme pour nos clients, qui conduiront ensuite les programmes et l’adaptation des politiques publiques. En tant que directrice, mon point d’attention principal porte sur le développement des capacités techniques et le mentorat sur le genre et la cybersécurité, mais également dans d’autres domaines techniques. Nous appliquons une approche genrée et conflict-based aux problèmes de politiques publiques en matière de tourisme, finance, climat et environnement, tout comme nous soutenons l’intégration de la question du genre dans la construction capacitaire de la sécurité et de la justice, et notre expertise historique demeure dans les champs conflictuels et les environnements fragiles.

Avez-vous été inspirée, par des femmes ou des hommes, dans les choix qui ont guidé votre parcours professionnel ? Quels ont été leurs enseignements ?

Je suis inspirée en permanence par les femmes et les hommes avec lesquels je travaille partout dans le monde, qui jonglent entre leur désir de créer un monde meilleur et plus sûr, et leurs obligations quotidiennes ! Ma motivation professionnelle est très personnelle, elle découle notamment de mon expérience de personne métissée et multiculturelle, et de fille de réfugiée.

Je reste notamment inspirée par mon grand-père anglais, qui était un pilote pendant la Seconde Guerre mondiale et qui a beaucoup réfléchi sur l’importance de l’intelligence culturelle et émotionnelle, au fait d’être attentif aux différences éthiques lorsqu’on essaie d’aider les autres ou de résoudre des problèmes complexes. Il a partagé avec moi des conseils qui lui avaient été donnés en Palestine en 1940 sur comment s’assimiler, parler arabe et approcher consciemment les hommes et les femmes. De ce fait, j’ai essayé de transposer ces valeurs dans mon travail, et d’oser critiquer des approches qui me semblent manquer d’égards aux différences culturelles. En ayant collaboré avec de nombreuses institutions, je trouve que rester fidèle à ces préceptes est plus facile en étant indépendante, et Insaan m’a été très utile en ce sens.

Quels conseils donneriez-vous à des jeunes femmes désireuses de s’engager dans la voie de l’auto-entreprenariat et de monter leur propre entreprise de conseil en sécurité ?

L’indépendance acquise par Insaan est inestimable et m’a permis de dépasser des barrières institutionnelles qui auraient pu ralentir le développement professionnel d’une femme métissée dans le secteur de la sécurité internationale. Après avoir eu un enfant, la flexibilité offerte par cette activité est également précieuse. Il est très important que les jeunes femmes ne soient pas dépendantes de stages mal payés, ou contraintes de rejoindre des institutions dans lesquelles elles ne se sentent pas bien.

L’entreprenariat dans le domaine de la sécurité, en particulier en France et au Royaume-Uni, émerge lentement mais il est facile d’exercer avec un statut d’auto-entrepreneuse sur place puis de développer son entreprise ou de travailler avec d’autres une fois qu’on a trouvé son sujet d’expertise. Avoir de bonnes connaissances en gestion de projet et d’excellentes qualités relationnelles aide également et il est important de ne pas sous-évaluer la contribution qu’on apporte. C’est une sphère qui peut être très intimidante – j’ai assisté à de nombreuses réunions à l’Institut des directeurs à Londres [plus ancienne organisation professionnelle de chefs d’entreprises britanniques, NdT] et j’étais la seule femme à chaque fois !

L’agenda pour les Femmes, la Paix et la Sécurité a besoin d’entreprises et d’organisations dirigées par des femmes : pendant que les femmes travaillant dans des institutions pourront défier les normes de l’intérieur, celles d’entre nous qui sont indépendantes ou en dehors de cette sphère pourront fournir des ressources utiles pour prendre des décisions en matière de politique ou de sécurité, et surtout encourager les femmes à faire de même dans d’autres pays. ONU Femmes a déjà fourni un soutien spécifique aux entreprises dirigées par des femmes et j’encourage d’autres femmes à franchir le pas. J’essaie d’aider d’autres femmes qui ont des difficultés à trouver des opportunités de travail à temps plein car je trouve que les défis à relever dans l’entreprenariat sont beaucoup plus difficiles mais également bien plus gratifiants !

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