L’équipe de WIIS France est heureuse de reprendre le cycle de publications avec un article de Nina Wilén, directrice du programme Afrique pour les relations internationales à l’Institut Egmont et professeure associée au Département de science politique à l’université de Lund en Suède. Dans ce format court appelé Décryptage, une chercheuse pose les bases d’une thématique liée au genre et aux relations internationales. Aujourd’hui, Nina Wilén s’intéresse aux conséquences de la guerre sur les femmes.
Beaucoup se souviennent du célèbre discours de Laura Bush en 2001, à la suite des attentats du 11 septembre et de la guerre qui a suivi en Afghanistan, sur le fait que la lutte contre le terrorisme était aussi une lutte pour les droits et la dignité des femmes (Bush 2001). Ce discours a été critiqué, pour de nombreuses raisons : pour avoir instrumentalisé les droits et les libertés des femmes dans le but de soutenir une guerre, qui n’a manifestement pas été menée sur ces questions ; pour avoir incarné le syndrome du « sauveur blanc » prétendant sauver « les femmes brunes des hommes bruns » (Spivak 1988), et pour avoir dépeint les femmes afghanes – et donc majoritairement musulmanes – comme passives et ayant besoin d’être sauvées (Abu-Lughod 2002). Cette critique était importante et a réussi à mettre en évidence de fausses déclarations, dangereuses, des incohérences et une certaine hypocrisie. Surtout, lorsque près de 20 ans plus tard, les pays occidentaux se sont retirés d’Afghanistan, permettant aux talibans de réimposer des règles oppressives aux femmes et d’anéantir les progrès réalisés pour les droits et les libertés des femmes au cours des deux dernières décennies.
Car malgré l’hypocrisie autour des raisons d’une entrée en guerre contre l’Afghanistan, cette période a connu des améliorations significatives pour les droits et les opportunités des femmes. Le nombre de filles inscrites à l’école primaire en Afghanistan est passé de moins de 10 % en 2003 à 33 % en 2017, tandis que leur inscription à l’école secondaire est passée de 6 % à 39 % au cours de la même période (Kimathi 2021). Les chiffres ont radicalement changé depuis que les talibans ont pris le pouvoir en 2021, les filles étant désormais systématiquement exclues de la 7e à la 12e année dans 27 des 34 provinces afghanes (ONU Femmes 2021).
Dans le domaine de l’emploi des femmes, les tendances précédemment citées se sont rapidement inversées, en partie à cause de nouvelles restrictions imposées par les talibans sur les conditions d’emploi des femmes, ainsi que d’une exigence d’accompagnement masculine obligatoire pour les femmes, réduisant ainsi considérablement la mobilité des femmes – en partie du fait du manque de clarté et de l’autocensure des familles. L’interdiction d’apparition de femmes dans les séries télévisées combinée à une disparition presque totale des femmes journalistes ont également normalisé l’absence des femmes du paysage médiatique, ce qui normalise davantage l’invisibilité des femmes dans la vie publique (ONU Femmes 2021). Cette absence est également perceptible dans la vie politique, où la participation politique des femmes est passée de 28 % de femmes parlementaires à 0 % depuis le 15 août 2021 (ONU Femmes 2021). Les avancées en matière de libertés et d’opportunités pour les femmes réalisées pendant la guerre sont donc désormais confrontées à un contrecoup important après la prise du pouvoir par les talibans.
Pourtant, il n’y a pas seulement en Afghanistan où la période d’après-guerre a acté un retour de bâton contre les droits et les libertés des femmes. Des recherches ont montré que les femmes courent un risque accru d’être victimes de trafficking et de violence domestique, d’être contraintes à la prostitution, d’organiser l’esclavage de femmes et de commettre crimes d’honneur et suicides (Handrahan, 2004, p. 434). Dans de nombreux environnements, il y a également un pic de violence sexuelle et sexiste une fois le conflit armé stabilisé (True 2012). Une telle évolution illustre le concept des académiques féministes : le continuum de la violence, qui fait référence au fait que les femmes subissent souvent des formes de violence basées sur leur genre dans leur vie quotidienne, à la fois avant, pendant et après un conflit. Pourtant, la violence subie par les femmes dans la sphère privée est perçue comme « ordinaire » et, en tant que telle, tolérée, alors que dans le contexte d’un conflit, la violence est comprise comme « extraordinaire » (Swaine 2010). Dans de nombreux cas, seules les violences qualifiées comme « extraordinaires » appellent une réponse, un deuil de la société (Roy 2008).
Malgré toutes les atrocités que la guerre et les conflits armés infligent à la population, ils peuvent aussi parfois créer indirectement des opportunités pour les femmes d’assumer des rôles qui ne leur sont traditionnellement pas accessibles et qui leur permettent d’élever leur statut socio-économique. Les femmes peuvent temporairement gagner en liberté, en responsabilité et en valeur (Handrahan 2004, p. 435), à mesure que les conflits créent de nouvelles opportunités politiques, sociales et économiques (Björkdahl 2012, p. 287). En l’absence d’hommes (qui se battent), les femmes deviennent les principaux soutiens de famille et chefs de famille – des attributions qui sont pourtant rarement maintenues dans une société post-conflit. Au contraire, les périodes post-conflit ont souvent engendré de violentes réactions contre les femmes, entremêlées d’idées nationalistes et conservatrices qui dépendent du contrôle du corps et de l’honneur des femmes, entraînant le confinement de ces dernières à la sphère domestique (Afshar 2003, p. 185 ; Berry 2017 ; Björkdahl 2012, p. 289).
Cette réaction post-conflit est le plus souvent motivée par des acteurs nationaux conservateurs, faisant pression pour appliquer des normes et des coutumes qui voient les femmes retourner à leurs positions subalternes. C’est particulièrement le cas dans les sociétés fortement patriarcales où le statut et les rôles des femmes sont liés à des conceptions essentialistes de la femme en tant que mère, épouse et soignante. La COVID-19 a encore renforcé ces perceptions des femmes en tant que principales dispensatrices de soins. Dans de tels contextes, il est possible qu’il y ait un affrontement entre les coutumes traditionnelles et conservatrices et les normes internationales sur les droits humains, y compris les droits des femmes (Naraghi-Anderlini 2008, p. 106). Pourtant, les acteurs internationaux peuvent également participer au rétablissement et/ou au renforcement du retour aux hiérarchies de genre par le biais d’initiatives de consolidation de la paix qui sont menées par des communautés internationales de développement – largement composées d’hommes, dont la propre notion du patriarcat comme système « normal » est encore parfois intacte (Gordon et al. 2015, p.3 ; Handrahan 2004, p.435).
Les interactions et les initiatives de consolidation de la paix entre la communauté internationale du développement et les élites locales – deux groupes souvent fortement dominés par les hommes – peuvent donc signifier que l’environnement post-conflit, tout comme le conflit, reste centré sur les systèmes de pouvoir, les luttes et l’identité masculines. (Cockburn & Zarkov 2002). En d’autres termes, c’est une période où les « fraternités » – nationales et internationales – se disputent le pouvoir (Handrahan 2004, p.433). Alors que nous assistons aujourd’hui à la guerre sur le continent européen, provoquée par un président russe qui a plaisanté sur le viol, s’est vanté de la qualité des prostituées dans son pays et a fait adopter une loi qui a décriminalisé la violence domestique en 2017 (Ferris-Rotman 2018), cela nous rappelle à nouveau à quel point l'(in)égalité des sexes reste essentielle pour comprendre la guerre, et que le meilleur indicateur de la stabilité et de la sécurité d’un État est le niveau de violence à l’égard des femmes dans la société (Womanstats 2022). Nous devrons garder cela à l’esprit lorsqu’il sera temps de reconstruire la paix, dans la période d’après-guerre, pour créer des sociétés plus égalitaires, inclusives et stables.
Bibliographie
Abu-Lughod, L., “Do Muslim Women Really Need Saving? Anthropological Reflections on Cultural Relativism and Its Others”, American Anthropologist, 104:3, 2002, pp.783-790.
Afshar H. “Women and wars: Some trajectories towards a feminist
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Berry, M.E., “Barriers to women’s progress after atrocity: Evidence from Rwanda and Bosnia-Herzegovina”, Gender & Society, 31:6, 2017, pp.830-853.
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Bush, L. “Laura Bush on Taliban Oppression of Women”, Radio Address, 17 November 2001. https://www.washingtonpost.com/wpsrv/nation/specials/attacked/transcripts/laurabushtext_111701.html
Cockburn, C., & Zarkov, D. (2002). The postwar moment: Militaries, masculinities
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Ferris-Rotman, A. (2018) “Putin’s War on Women”, Foreign Policy, 8 March, available at: https://foreignpolicy.com/2018/04/09/putins-war-on-women/
Handrahan, L. “Conflict, Gender, Ethnicity and Post-Conflict Reconstruction”, Security Dialogue, 35:4, 2004, pp.429-445.
Naraghi-Anderlini, S. (2008). Gender perspectives and women as stakeholders: Broadening local ownership of SSR. In T. Donais (Ed.), Local ownership and security sector reform (pp. 105–127). Geneva: DCAF.
Roy, S., “The Grey Zone: The ‘Ordinary’ Violence of Extraordinary Times”, The Journal of the Royal Anthropological Institute, 14:2, 2008, pp. 316-333.
Spivak, G.S., “Can the Subaltern Speak?”, in Marxism and the Interpretation of Culture. Cary Nelson and Lawrence Grossberg (eds), London: Macmillan, 1988.
Swaine, A., “Considering the Continuum lens and its potential to capture the wider picture of women’s experiences of violence during and after armed conflict’, Transitional Justice Institute Research Paper, n°10-21, 2010.
True, J., The Political Economy of Violence against Women, Oxford, Oxford University Press, 2012.
UN Women, “Women’s Rights in Afghanistan: Where are we now?”, Gender Alert n°1, December 2021.
WomanStats (2022) Available at: https://www.womanstats.org/