Dans sa nouvelle série de portraits de femmes aux parcours
inspirants, WIIS France vous propose de découvrir Eline Chivot !
Nous avons le plaisir de lui poser quelques questions sur son parcours professionnel.

Eline Chivot est analyste en politique publique au Center for Data Innovation à Bruxelles un think tank au sein duquel elle conduit différents travaux de recherche sur les questions de politique technologique européenne et sur la manière dont les décideurs politiques peuvent promouvoir l’innovation numérique au sein de l’UE. Avant de rejoindre le Center for Data Innovation, Eline Chivot a travaillé pendant plusieurs années aux Pays-Bas en tant qu’analyste politique dans un important groupe de réflexion, The Hague Center for Strategic Studies (HCSS), notamment sur des questions de défense, de sécurité et de politique économique. Plus récemment, Eline a travaillé pour DIGITALEUROPE, l’une des plus grandes associations professionnelles de Bruxelles, où elle coordonnait les relations de l’association avec les représentants des industries du numérique en Europe. Eline est titulaire d’une maîtrise en sciences politiques et économiques de Sciences Po et d’une maîtrise en administration des affaires de l’Université de Lille.
1. Qu’est ce qui a déclenché pour vous un intérêt pour les questions d’innovation, de technologie et du digital ?
En travaillant à HCSS aux Pays-Bas, j’ai eu l’opportunité de développer des méthodes de recherche dites qualitatives—c’est-à-dire basées sur l’analyse traditionnelle de rapports existants—mais également et de plus en plus, des méthodes basées sur l’analyse d’un grand nombre de données. Nous commencions à faire appel à des programmeurs et scientifiques de données, afin de collecter des milliers de fichier texte avec des techniques dites de « scraping » en utilisant des scripts, et de générer leur analyse avec des visuels interactifs. En parallèle, parmi mes projets et travaux de recherche, j’avais publié des rapports sur l’impact de la technologie dans le domaine de la santé ou sur le marché du travail. J’avais donc saisi la nature et les enjeux transversaux de la technologie et de l’innovation, tant en termes d’applications en pratique qu’au niveau théorique, à un moment où l’on commençait à peine à parler du « big data » et à intégrer ces méthodes et sujets dans le milieu de la recherche en politique publique. Vu l’accélération qui a suivi, et l’intérêt grandissant dans le débat public pour ces problématiques, les postes les plus intéressants et les plus prometteurs allaient, de près ou de loin, faire partie du secteur de la « tech ». J’ai donc aussi pensé que cela ne pouvait être qu’une bonne idée de choisir une profession liée à ce domaine, pour me spécialiser, à un moment où je ne savais pas comment choisir ma prochaine étape. Mais cette forme de pragmatisme a très vite laissé place à une sorte d’addiction à un milieu extrêmement stimulant. De l’intelligence artificielle, des questions de protection des données, de vie privée, de l’avenir de nos réseaux sociaux, aux débats sociologiques, économiques, géopolitiques, philosophiques – il n’y a parfois qu’un pas. Les conversations sont sans fin, et on en apprend tous les jours. Ce lien puissant que tissent la technologie, le digital et l’innovation avec tout le reste, c’est passionnant. Je ne m’ennuierai jamais dans ce milieu. Difficile de… déconnecter !
2. Quels sujets traitez-vous en ce moment ? Quels sont ceux qui vous passionnent le plus ?
Cette année, j’ai travaillé sur la désinformation en ligne, notamment dans le contexte des élections européennes. Autour de la table, chacune des parties prenantes—décideurs politiques, plateformes en lignes, ONGs, usagers—tente de trouver une méthode équilibrée et efficace pour combattre un problème extrêmement complexe, aux solutions à double tranchant. Il est difficile de définir ce qui est un contenu dangereux en ligne, par exemple. Il est difficile d’attribuer une responsabilité entière aux gouvernements ou aux plateformes en ligne, notamment les réseaux sociaux.
J’ai également suivi l’évolution de l’implémentation du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), et son impact sur l’innovation en Europe, les enjeux liés au transfert des données entre pays, ou encore à la vie privée. Mais aussi, les politiques de la concurrence au niveau européen, où les arguments s’affrontent en permanence. Face à la montée de grosses entreprises de la tech, les dirigeants s’interrogent : nos règles en la matière sont-elles encore adaptées ? Comment s’assurer que ces entreprises, malgré leur taille, continuent à permettre à d’autres de se développer ? Par ailleurs, pourquoi n’arrive-t-on pas à développer de telles entreprises en Europe et donc accroître notre compétitivité face à la Chine ou aux Etats-Unis? Plus ou moins lié à ce débat de l’économie du numérique, le rejet de la fusion Alstom-Siemens par la Commission avait fait l’objet d’une vraie pomme de discorde.
J’ai même planché sur l’impact de l’intelligence artificielle sur la diplomatie et les affaires étrangères. J’ai donc la chance de traiter des thèmes assez variés ! Il est difficile de se former une opinion arrêtée sur tous les sujets, tant les arguments pour et contre paraissent légitimes.
Tout peut donc être passionnant si l’on est un peu curieux. Mais s’il faut choisir—l’un des prochains débats, voire l’une des prochaines batailles dans le milieu va concerner la régulation des outils de décision automatique, notamment les algorithmes. Dans quelle mesure doit-on ou peut-on réguler ? Où et comment positionner l’humain dans le processus de décision ? Quel type de choix donne-t-on à l’usager ? Les algorithmes donnent lieu à des services, produits et usages très diversifiés, et leurs décisions produisent un impact variable sur les individus. Par exemple, les enjeux sont assez différents entre la décision d’un médecin guidée ou assistée par un système d’IA, et la recommandation d’achat d’un article par un site internet qui utilise un algorithme. Les données fournies à ces systèmes sont également différentes. Les systèmes d’IA sont déjà très performants dans certains domaines, mais pas encore partout. Ce débat nous concerne tous, il touche à nos systèmes de valeur, à nos croyances, à notre vie quotidienne.
3. Avez-vous été inspirée, par des femmes ou des hommes, dans les choix qui ont guidé votre parcours professionnel ? Quels ont été leurs enseignements éventuels ?
J’ai pu trouver de vraies inspirations au cours de mes expériences professionnelles, parfois tous les jours, parfois à chaque rencontre. Actuellement, c’est dans le milieu où je suis, où le degré d’entraide relativement désintéressée entre professionnels ne cesse de me surprendre. Ce sont aussi et souvent les bribes de personnalités ou d’attitudes que j’aime garder en tête, des conseils impromptus, inattendus.
Si je devais être plus précise, cependant, j’ai deux exemples à l’esprit. D’une part, je pense à l’un de mes anciens collègues, qui avait justement développé des systèmes de data-mining pour les appliquer à la recherche. Il avait ce courage intellectuel d’entreprendre des projets un peu fous, dont beaucoup doutaient. Quelques années plus tard, on sait tous qu’on ne peut plus se passer des outils qu’il défendait. C’est en quelque sorte un visionnaire. Être entêté, ce peut être une caractéristique bénéfique, c’est peut-être même un don.
D’autre part, je pense à mon ancienne directrice. Je ne réalisais pas, lorsque j’étais à son contact, à quel point j’étais en train d’absorber en termes de connaissances et de leçons. Elle est détonante d’authenticité et d’énergie, et c’est un leader assez juste, qui donne l’impression de n’avoir peur de rien—et c’est comme cela que l’on trace sa route et que l’on entraîne l’enthousiasme des autres derrière soi. J’aurais sans doute encore plus appris en restant à ses côtés, sur les règles du jeu dans le milieu de la tech, par exemple. Mais l’expérience m’a donné « l’appétit » de me dire, au fond et même inconsciemment, pourquoi pas moi, maintenant—et de « prendre mon envol. » Je suppose qu’il faut qu’un prochain mentor m’apprenne la patience !
4. A votre avis, pourquoi le secteur de la technologie et de l’innovation peine à se féminiser ?
Malgré de réels progrès, il est vrai que certaines statistiques sont déprimantes : Les femmes ne représentent que 27% des employés chez Microsoft, 32% chez Apple, et 36% chez Facebook. Avec 47%, Netflix fait figure de « bon « élève » – mais il faut noter au passage que la part des femmes y occupant des « tech jobs » n’est que de 30%. Pourtant, le secteur du digital explose et recrute, mais a du mal à s’alimenter en talents. Je vois plusieurs raisons pouvant expliquer ce paradoxe. Tout d’abord, le manque d’information et d’orientation : les jeunes femmes ne se tournent pas vers les spécialisations en informatique, électronique ou robotique, parce que cet univers reste trop peu mis en avant dans l’éducation secondaire et que l’on n’a pas encore intégré suffisamment certaines disciplines comme la programmation informatique aux programmes scolaires. Quelques cours, quelques discussions entre professeurs, élèves et intervenants externes (par exemple, un(e) enseignant(e) en école d’ingénieurs, un(e) cadre d’entreprise de la tech, un(e) entrepreneur, un(e) dirigeant(s) de startup) pourraient démystifier ce qui semble inaccessible. Il y a sans doute ce réflexe d’éviter un certain environnement justement parce qu’il est jugé trop masculin. Il y a beaucoup d’idées reçues (des deux côtés sans doute), et de clichés à combattre en modifiant les représentations que l’on peut avoir de ces métiers. Je suis sûre qu’il existe déjà de telles initiatives. Il faudrait qu’elles soient généralisées, pour convaincre les femmes qu’elles ont leur place dans ce milieu.
Par ailleurs, il faut accepter que les solutions se trouvent (et se solidifieront) dans le temps long. L’accès des femmes à des postes à responsabilité managériale prendra des années, étant donné certains choix de vie qui jalonnent leur parcours et coïncident souvent avec des moments déterminants dans une carrière. Si l’on s’efforce à détecter leur potentiel plus tôt, et à développer celui-ci, cela pourrait les encourager à se diriger vers des postes cadres et favoriserait la présence de rôles modèles féminins pour d’autres.
Il faut que le changement s’opère dans cette industrie, pour qu’elle puisse promouvoir ces femmes qui apportent tant au monde de l’entreprise. Cela vaut également pour les autres segments de la population, afin de créer une vraie diversité au sein des équipes. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus le progrès qu’entraîne le facteur « individu », c’est-à-dire, des avancées symboliques, une femme à la fois. Et il faut savoir s’en réjouir.
5. Quels conseils donneriez-vous à des jeunes femmes désireuses de s’engager dans votre domaine ?
Ce qui vaut pour chacun : ne pas limiter son champ des possibles, ne pas penser que l’on n’est « pas capable » et ne pas écouter ceux ou celles qui peuvent nous le faire croire. Faire son bonhomme de chemin en restant soi-même – pas seulement une femme, mais un individu. Les ambitions s’intègrent plus naturellement lorsque l’on n’en fait pas un étendard activiste.
Il ne faut pas faire de compromis sur le fait qu’on est une femme, cependant. Rester soi-même, cela veut aussi dire assumer son genre.
Mais allons au-delà du binaire, de l’opposition entre deux catégories du genre humain, dans nos têtes et dans nos faits et gestes. En évitant de ramener ses actions à sa « condition de femme » et en évitant de penser en permanence que les réactions ou les perceptions des autres sont dues à cette « condition », on agit de manière plus naturelle, et les autres nous verront plus facilement comme une personne à part en entière davantage qu’à travers notre genre. Bien sûr, en tant que femme on peut être invitée à des panels ou événements « pour le quota ». Mais mon premier réflexe n’est pas d’interpréter les choses de ce point de vue. J’évite de faire des procès d’intention ou de réagir de manière défensive. Mon second réflexe : je le vois comme une opportunité. Etant donné que les femmes « manquent », en être une peut procurer une visibilité en plus. Et pourquoi s’en priver, donc ?
Je respecte les positions que peuvent avoir d’autres femmes sur le sujet – en particulier celles qui ont été exposées à des situations de discriminations, et de graves épreuves. Au sein de la « bulle » politique bruxelloise, il n’est pas rare d’entendre des témoignages sur le sexisme ambiant. C’est une réalité brutale, voire une culture, ce que l’eurodéputée néerlandaise Marietje Schaake a récemment dénoncé dans The Guardian. Pour ma part, j’ai eu sans doute de la chance : J’ai vécu ma vie de jeune adulte dans un pays – les Pays-Bas – où je ne me suis jamais sentie traitée différemment des hommes ou en situation d’injustice, même en évoluant dans un milieu essentiellement masculin. Je me suis toujours sentie respectée et soutenue. J’ai par contre noté que ce qui manquait, c’était la sororité féminine. Malgré nous, parfois, on ne se soutient pas suffisamment entre femmes. Pire, on peut entrer dans une compétition contreproductive, et j’irais même jusqu’à dire destructrice.
Un autre conseil serait justement de créer et de saisir les opportunités. Même si ce n’est pas sa zone de confort, même si c’est intimidant. Un rapport publié en 2014 m’avait marquée : les hommes envoient leur candidature même s’ils ne satisfont que 60% des critères d’une offre d’emploi – 100% chez les femmes. Osons plus, invitons-nous autour de la table, la société s’habituera.
Il faut aussi s’entourer de bons « compagnons de route » ou de carrière, rejoindre des réseaux, tels que Women in International Security, mais au-delà, apprendre à réseauter et y investir un peu de temps.
Enfin, je crois vraiment que l’effort, le travail, l’assiduité, la persévérance – paient toujours. Devenir très bon dans son domaine force le respect. Mais il ne faut pas que cela soit avec pour objectif de « prendre la place des hommes », cela ne suffit pas et peut même être contreproductif : ce ne serait pas une démarche authentique, et le manque d’authenticité est quelque chose que les autres détectent très vite. Et puis, si on choisit un domaine en particulier, il vaut mieux le faire par intérêt, curiosité, pragmatisme voire passion – le travail n’en sera que moins difficile.